
Le meurtre du cadrage
Dans un univers cinématographique où la norme repose souvent sur une image léchée et parfaite, la laideur et l’imperfection sont : violence. It’s Such a Beautiful Day (2012) est un film choc, contestataire. Le réalisateur Don Hertzfeldt se distancie cavalièrement du carcan conformiste et institutionel des films d’animation traditionnels. Il déclenche irrémiédablement en nous une réaction spontanée de dégoût face à ces images imparfaites, hirsutes, moroses et vraies.


La démarche d’animation du réalisateur est complètement en réaction à l’esthétique, de plus en plus réaliste, mise de l’avant par les grands studios comme Pixar, Dreamworks ainsi que le géant parmi les géants : Disney[1]. Le choc visuel de ce film est attribuable à deux principales caractéristiques : la qualité du style artistique ainsi que la fragmentation de l’espace visuel.

Avant ce troisième opus de sa trilogie d’animation, Don Hertzfeldt s’est singularisé par son dessin très enfantin et simpliste. Les personnages, dits allumettes, sont réduits à leur essence : un chapeau, un embonpoint ou encore à leur féminité. Le fait que, pour l’œil habitué aux hautes fréquences colorées et saturées des images des films d’animation à grands budgets, l’animation semble ici saccadée et inachevée. L’exécution graphique brute repose sur une production manuelle, puis tournée avec une caméra 35 millimètres. Non seulement l’animation est imparfaite, mais le modus operandi pour lui donner vie, la triture et la déforme. L’animation épurée permet au spectateur de se projeter dans le propos du film, de se voir dans le protagoniste, Bill.


C’est d’ailleurs par le biais de cette caméra à pellicule que le cinéaste s’établit comme animateur marginal. La sélectivité, causée par l’épuration visuelle du dessin simpliste de Hertzfeldt est accentuée par les vignettes par lesquelles il présente son animation. L’impressionnisme allemand est certainement à considérer comme pionnier de la technique de la vignette où l’on supprime une partie de l’image par un néant qui enveloppe et isole le sujet. Le réalisateur pousse ainsi cette méthode à ses limites lorsqu’il isole plusieurs événements distincts sur plusieurs parties de l’image. Le spectateur doit alors tenter de suivre jusqu’à une demi-douzaine de scènes en même temps, le tout, au sein du même cadre.
Le récit du film serait inintéressant si nous n’avions pas, par l’entremise d’un narrateur omniscient (parfois), une fenêtre directe dans l’esprit progressivement confus et délirant de Bill, principal protagoniste. En effet, les maladies qui emprisonnent Bill dans son coin de l’écran donnent un coté idiosyncratique à la perspective subjective qui nous est présentée. Cette perspective est, à cet effet, bien loin de la façade prônée par le cinéma classique, remplacée ici par un traitement similaire à celui que l’on retrouve dans la littérature traditionnelle : l’immersion dans la psyché du personnage.
Le schisme esthétique est donc, intentionnellement et intrinsèquement rattaché au sujet du film. Le film utilise la dépression ainsi que la maladie neurodégénérative de l’Alzheimer du protagoniste pour explorer son véritable propos qui est un amalgame entre le point de vue biaisé du réel que les humains se font de la vie ainsi que la place de la finalité intrinsèque de notre existence.

Le réalisateur va même jusqu’à conclure son œuvre par une satire des mécanismes de représentation de la mort judéo-chrétienne-américaine, qui illustre ad nauseam le héros, toujours vivant après sa mort, réifiant ainsi par la répétition la notion du paradis chrétien. Dans le cas de It’s Such a Beautiful Day, le héros retrouve la vie après sa mort, mais cette fois-ci, elle est éternelle. Bill entame alors un voyage qui s’étend sur des milliards d’années. La fin du film se trouve alors à être la fin de l’univers lui-même, n’ayant que Bill comme souvenir du concept de réalité matérielle.
It smells like dust and moonlight
It’s Such a Beautiful Day (2012, Don Hertzfeldt).
Cinéma phénix
D’après Farber[1], pour déterminer si un film est Éléphant blanc ou non, trois conditions doivent être présentes. Un film qui se libère de ces trois dogmes appartient ispo facto aux films dits Termites.
Le rejet du modèle globalisant
Ce long métrage d’une heure, par sa durée, son esthétique, son récit, ses sujets, ou encore sa fabrication expulse et renie les traditions du cinéma moderne, au profit de méthodes artisanales et contemporaines propres à Don Hertzfeldt.
Structure narrative traditionnelle
Le film se définit par sa déconstruction du concept de normalité, par la répétition, son histoire décousue et par l’illustration du monde intérieur du protagoniste. Le film semble faire fi de toutes les règles établies de l’histoire en trois actes et de l’écriture de scénarios à numéros de la machine hollywoodienne.
Perfectionnisme artistique
L’imperfection domine le monde visuel de la production. L’animation conçue à la main semble toujours chancelante et brouillonne, caractéristique complètement indésirable dans le monde de l’animation moderne.
La démarche du réalisateur est décidément de dépasser et de se débarrasser du carcan esthétique qui limite l’art. Comme pour Nietzsche la morale chrétienne étouffait le développement du progrès humain, à la fin du XIXe!
Ce film appartient à un nouveau cinéma, qui après avoir fait une destruction systématique et exhaustive des codes qui l’ont précédé, renaît des cendres de sa révolte. Pour conclure, empruntons de nouveau à Nietzsche: « Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers? » Avec des films, des films indociles et libres!
Liens externes :
It’s Such A Beautiful Day – Portraying Insanity & Finding Meaning of Life through Death. (2017, 4 décembre). [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=c1JaWU32KMI
It’s Such a Beautiful Day – Renegade Cut. (2015, 23 juillet). [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=GsQjLhzYd7E
It’s Such a Beautiful Day : Analysis vs. Experience. (2016, 18 août). [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=A3xJ4lfX8Rc
Lee, K. (2018, 23 août). IT’S SUCH A BEAUTIFUL DAY : Depression & Mortality. Film Inquiry. https://www.filminquiry.com/its-such-a-beautiful-day-2012-review/
Références :
It’s Such a Beautiful Day (2012). (s. d.). IMDb. Consulté le 29 novembre 2020, à l’adresse https://www.imdb.com/title/tt2396224/?ref_=tt_mv_close
The Cabinet of Dr. Caligari (1920). (s. d.). IMDb. Consulté le 29 novembre 2020, à l’adresse https://www.imdb.com/title/tt0010323/
Toy Story 4 (2019). (s. d.). IMDb. Consulté le 29 novembre 2020, à l’adresse https://www.imdb.com/title/tt1979376/?ref_=nv_sr_srsg_0
Lectures complémentaires
S. (2012, 22 avril). Le Cabinet du Dr Caligari : les personnages. L’influence de la peinture dans les débuts du cinéma. https://influencepeinturecinema.wordpress.com/2012/04/16/le-cabinet-du-dr-caligari-les-personnages/
[1] Paraphrase de la célèbre citation de Neitzsche :
« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »
— Le Gai Savoir, Livre troisième, 125.
[1] Manny Farber critique termite, Brice Matthieussent
[1] Notons que depuis 2006 Pixar est désormais aussi dans l’écurie Disney